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Ruth, ou la question de l'identité juive


Article réalisé par Dan Dray pour Ayeka.


La Meguilat Routh, datant historiquement de la période des juges mais néanmoins indépendante du "Livre des Juges" (-1150), Meguila que nous lisons à Chavouot, pose, à travers ses personnages, la question de l'identité.

En effet, tout au long du livre, Ruth est constamment désignée comme "Ruth la Moabite", rappelant ainsi son origine, même une fois qu'elle décide de s'installer avec sa belle-mère Naomie (1:22) :


“Naomie s’installa, accompagnée de Ruth, La Mohabite, sa bru...”.


En effet, le verset relatant cette installation commune garde néanmoins l’adjectif différenciant l’origine de Ruth et de sa belle-mère, cette origine semblant coller comme une tare à la peau de Ruth.

Pourtant, quelques versets plus haut, elle semble bien s’en être défait et avoir complètement adhéré à celle de Naomie, allant jusqu’à lui dire : "Partout où tu iras j'irai, et là où tu coucheras je coucherai, ton peuple sera mon peuple et ton D.ieu sera mon D.ieu" (1:16).


Rachi, citant les Hakhamim, y voit, déjà, la preuve d’une conversion (et donc d’un changement d’identité profond) de la part de Ruth.

Lors de sa rencontre avec Boaz, autre personnage central du récit, Ruth apparaît sous le choc après que Boaz lui a permis et l’a même encouragé à glaner dans son champ :





“...Comment se fait-il (littéralement : Pourquoi) que j’ai trouvé grâce à tes yeux pour que tu me connaisses, moi qui suis une étrangère (Nokhria) ? ”.


Une nouvelle fois Ruth appuie sur le fait que son origine devrait la déterminer, faire d’elle une personne, sinon repoussante, au moins indigne d'intérêt.

Il est cependant intéressant de s’arrêter un instant sur ce terme de Nokhri, dont la racine est Nekhar, et dont les occurrences sont nombreuses dans la Torah.

Pour tenter de le définir, nous citerons Rachi sur le verset 12:43 du livre de Chemot :


“L'Eternel dit à Moïse et à Aaron: Voici une ordonnance au sujet de Pessah : Aucun ben nekhar n'en mangera”.


Rachi :




Les 2 propositions de Rachi pour définir “l'étranger” dans ce verset sont absolument révolutionnaires.

Dans la 1ere, on se serait plutôt attendu à une définition conventionnelle de l'étranger, comme personne venant d'une origine différente par exemple : De la même manière que les enfants de Yaakov sont appelés les Bnei Israël (qui est le nouveau nom de Yaakov), nous aurions ici le Ben Nekhar, l'héritier d'une autre origine, d'un autre père que celui du peuple juif. On aurait également pu penser qu'il s'agit de la personne non-circoncise, mais celle-ci est citée plus loin dans le verset 48 comme ne devant pas non plus manger le sacrifice de Pessah : “et tout Arel (incirconcis) n'en mangera pas, ce qui empêche de définir le terme Ben Nekhar ainsi.

Finalement, à l'inverse, la définition de Rachi dans cette 1ere phrase ne traite absolument pas de ces différentes possibilités, mais repose toute entière sur le mot-clé “ses actions. Ce sont ses actions qui rendent le Ben nekhar étranger et l'empêchent ainsi de consommer au même titre qu'un Israël le sacrifice de Pessah.

Et dans sa 2e phrase, Rachi insiste à nouveau, précisant que l’on peut être appelé Ben Nekhar, que l'on soit Goy (autre terme désignant l'étranger, l'autre) ou même Israël, mais pas n’importe quel Israël, un Israël agissant tel un Moumar, un renégat.

On a donc ici une définition de l'étranger, de l'autre, complètement existentialiste, puisque cette dernière dépend entièrement des actions et du comportement de l'homme que l'on voudrait nommer ainsi, et absolument pas de son origine ou ses aptitudes.

Et c'est peut-être cela que Boaz, qui n’a pas l’air de l’avis de Ruth, répond à cette dernière lorsqu'elle se désigne elle-même par ce terme de Nokhria :



“Boaz répondit et dit : On m'a raconté tout ce que tu as fait pour ta belle-mère, après la mort de ton mari, tu as laissé ton père, ta mère et ta terre natale et tu es allée vers un peuple que tu ne connaissais ni d’hier ni d’avant hier”.


Boaz, à l’instar de Rachi, prend complètement à contre-pied la notion de Nokhria telle qu'abordée par Ruth, qui la disqualifiait d’emblée de toute attention possible de sa part, sous un prétexte unique et simpliste : Elle n’est pas la même que lui, elle est une autre.

Ce qui frappe dans ce verset, au delà de l’éloignement de la perception de Ruth par Boaz et de Ruth par elle-même, ce sont les mots utilisés par ce dernier.

Ils sont quasiment symétriques en terme de placement et identiques en terme de nature, à ceux utilisés par D.ieu lorsqu’il s'adresse, dans Berechit (12:1), à Avraham :



“D.ieu dit à Avram : Va pour/vers toi, quitte ta terre et le lieu de ta naissance et la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir”.



On a ici en commun la grande majorité des expressions : “Partir”, en provenance de “la terre natale” de chacun d’entre eux, de chez leur(s) parent(s), “vers” un peuple que Ruth ne connaît pas ou une terre qu’Avraham n’a pas encore vue.

La ressemblance au niveau des expressions et du langage est on ne peut plus troublante.

Et en effet, Boaz ne voit pas du tout Ruth comme une simple étrangère, indigne d’intérêt telle qu’elle a l’air de se définir, mais au contraire comme la source possible d’un renouveau du judaïsme.

En effet, de la même manière qu’Avraham a été la source, le point de départ de l’histoire juive, Ruth, de par son parcours fort similaire, semble être la parfaite héritière de cet Av, père d’Itshak lui même père d’Israël (tous trois appelés Avot -pères- par la tradition juive).

Elle n’est donc pas étrangère à proprement parler du peuple d’Israël pour Boaz, elle a au contraire tout à voir avec le fondateur même de ses valeurs constitutives, à savoir Avraham.

Sa démarche de partir de sa terre natale, de s’attacher de toutes ses forces à une nouvelle culture, un nouveau peuple et de nouvelles convictions, est pour Boaz la preuve d’une capacité de questionnement, de mouvement au niveau de sa pensée, comme a su l'avoir Avraham, à l'opposé du modèle idolâtre figé qui lui avait été proposé jusqu'alors.

Il n'est donc pas étonnant de retrouver les mêmes expressions d'arrachement et de mise mouvement quand il s'agit de parler de ces deux personnages.

Au cours du quatrième et dernier chapitre, le sujet du Yboum, du lévirat, est central.

En effet, Ruth ayant perdu son mari Mahlon, la Torah ordonne au plus proche parent de ce dernier d'épouser la veuve afin de maintenir le nom du défunt, autrement dit de poursuivre sa lignée.

Boaz, n'étant pas le plus proche parent du défunt, n'a pas la priorité pour épouser Ruth et va donc à la rencontre d'un homme dont le nom n'est pas mentionné, que l'on appelle Goel dans le texte, littéralement le libérateur, car il est, lui, le plus proche parent. Le but de la visite de Boaz est de lui proposer de prendre en possession les terres de Naomie ainsi que sa bru, Ruth, pour femme. Ainsi, lui dit Boaz, il perpétuerait également le nom du défunt.

Ce à quoi le Goel répond : “Je ne peux être Goel pour moi, de peur que je ne détruise mon héritage. Exerce toi-même mon pouvoir de rachat, car je ne peux pas en user” (4 :6).

Le Goel, qui avait ici l’opportunité de réaliser le commandement de maintenir le nom de Mahlon, en plus de prendre pour femme Ruth, qui d’après Boaz comme nous l’avons dit, est décrite comme une femme d’exception (il emploie même le qualificatif Echet Hayil, femme vaillante), préfère donc laisser ce droit à Boaz. Et la raison est pour le moins stupéfiante.

Le Goel soutient en effet que prendre Ruth la mohabite, l’étrangère, pour femme, détruirait son héritage. Il ne parle même pas de sa descendance, mais de son héritage.

Et cela s’explique par le fait que, contrairement à Boaz, le Goel vit dans le passé. Il ne voit pas du tout l’homme à travers ses actions : Peu l’importe de ce qu’à pu faire ou pourra faire Ruth pour le peuple d’Israël, car ce qui l’importe c’est son passé, ce sont ses origines. Elles sont comme souillées par le fait de ne pas avoir été israélites, et ceci est irréparable. Comme il le dit, cela détruirait (le mot est très fort) son héritage, qui est tout ce qui compte pour lui, ses possessions, ses droits en temps que sang pur d’Israël. Et cette attitude, elle est pourtant à l’encontre même de ce qui définit un juif.

Elle est même bien plus proche de ce qui définit l’anti-juif, comme le fait Sartre dans son livre Réflexions sur la question juive (1946) :


“Ce qui fonde sa vertu, c’est l’assimilation des qualités déposées par le travail de cent générations sur les objets qui l’entourent, c’est la propriété”.


Cette phrase résonne de façon incroyable quand on relit attentivement le passage de la proposition de Boaz faite au Goel et la réponse de ce dernier. Il lui parle d’abord du fait de racheter les propriétés terriennes de Naomie, veuve d’Elimelech, et il est sur le point d’accepter. Jusqu’à ce qu’il se mette à parler de Ruth, où tout d’un coup il se retire, ayant peur de détruire son héritage. Comme l’antisémite, seuls l'intéressent les biens purs, seul l’intéresse ce qui est au plus près de sa propre identité d’élu parmi les nations.

Il est en ce sens, comme nous l’avons souligné, à l’exact opposé de Boaz, qui ne cherche pas de son côté les terrains de Naomie, ni à garder un quelconque “héritage”, mais au contraire il cherche, et trouve, les qualités humaines dans Ruth.

Qualités non pas démontrées par une lignée parfaite, par une origine pure, par un héritage qui ferait d’emblée d’elle une élite ; mais au contraire par des actions, par une prise en main personnelle, par un don de soi aux autres et au monde. C’est peut-être cela, d’une certaine manière, être Israël.

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