Par Myriam Ackermann-Sommer
Sifra, Metzora Parasha Zavim, Chapitre 1:9 “Et elle compte pour elle-même [les jours qui suivent son écoulement]”— en elle-même [dans l’intimité, et non publiquement devant un tribunal] (Commentaire sur Lévitique 15 : 28). Je veux ici parler aux femmes, et non pas pour elles, ni en leur nom. Je ne veux, je n’oserais les informer sur la marche à suivre de point de vue halakhique, celui de la loi juive : face à ma propre incompétence, je laisse cela aux rabbins, aux décisionnaires, et aux yoatsot halakha, à ces femmes érudites qui transmettent à leurs sœurs les Lois de l’intimité conjugale. Je ne veux, je n’oserais m’improviser virologue de fortune et spéculer sur la possibilité d’aller au mikvé sans se mettre en danger. Vous dire que vous ne risquez rien. Mais cela non plus, je ne le puis. Je laisse cela aux médecins, aux spécialistes, à tout le personnel médical qui en ce moment-même sanctifie le nom d’Hashem par son dévouement à tous et toutes nos malades. Désormais, les mikvaot sont fermés ou devraient l’être. La controverse s’étiole, du moins quant à la nécessité de fermer ces bains rituels en France : la chose a été tranchée, entends-je, l’avis est venu d’en haut après une salve de décisions contradictoires qui a fait des remous dans la communauté juive. Cette décision, je n’entends pas la contester. Elle respecte la priorité absolue de la préservation de la vie (pikouah nefesh) sur l’accomplissement tous les autres rites, valeur qui est au coeur notre tradition. Les jeux sont faits. Mes sœurs qui vous rendez au mikvé, qui attendiez et attendez votre prochaine visite dans ce sanctuaire qui nous est propre, c’est pour vous que j’écris. J’aimerais pouvoir vous dire que tout ira bien. Prendre la halakha entre mes mains et, comme certaines autorités rabbiniques, affirmer que les lois de la séparation des époux peuvent être assouplies en ces temps difficiles si le dommage psychologique lié à l’observance de ces rites est jugé excessif – ou encore que l’on peut se tremper dans un cours d’eau quelconque et reprendre le cours de sa vie maritale sans aller prendre le risque d’aller au mikvé. Cela non plus, je ne puis le faire. Peut-être ne m’aurait-il fallu que conseiller à chacune de s’adresser aux décisionnaires et aux érudits qu’elle respecte pour préciser les difficultés de son cas individuel et être guidée dans cette épreuve. Ce qu’il me semblait pouvoir faire, c’était faire entendre une voix de femme dans ce domaine qui concerne éminemment les femmes. Mais aussi, et surtout, une voix de femme religieuse, dévouée à l’observance des commandements, ces mitsvot qu’Hashem nous a données pour grandir en elles, et par elles. Tandis que je descendais les fleuves fort peu impassibles des discussions animées sur le sujet de la fermeture des mikvaot, j’étais lasse de constater que le débat s’était déplacé pour beaucoup sur le terrain du rituel lui-même, de ses connotations douteuses et d’aucuns diront patriarcales (le gros mot est lancé !) de « pureté » et d’ « impureté ». Cela n’avait guère de quoi surprendre, pour qui comme moi a bien des amies non-Juives que la question des lois de séparation conjugale, ou Nidda, intrigue beaucoup. « Alors, c’est vrai que les femmes juives sont considérées comme impures deux semaines par mois ? » murmurent certaines, mi-amusées, mi-consternées. Et dans le milieu Juif lui-même : « une femme qui a ses règles a-t-elle l’interdiction de regarder ou toucher un Sefer Torah ? Le toucher ? » (La réponse à toutes ces questions est : non. Je me tiens à votre disposition pour en discuter, ce sont bien sûr des sujets profonds et complexes, qui méritent d’être approfondis. Je me contenterai de rappeler que l’impureté et la pureté rituelle sont des notions qui s’appliquaient aux hommes comme aux femmes jusqu’à la destruction du Second Temple, laquelle rendit impossible toute purification totale. En somme, hommes et femmes Juifs sont dans un état permanent d’ « impureté rituelle » par défaut, c’est-à-dire d’impossibilité de pratiquer pleinement la Avoda, le culte sacrificiel. En quelque sorte, les femmes juives qui se rendent au mikvé sont donc simplement parfois… moins « impures » que tous les autres ! C’est-à-dire un peu plus aptes à servir Dieu, si l’on pousse la réflexion jusqu’au bout). A croire qu’à la faveur du confinement ces questionnements de longue date ont simplement refait surface. Et, finalement, l’accusation s’est portée contre les femmes : comment, ces dames ne peuvent-elles pas s’abstenir de relations sexuelles (et ce n’est pas sous la plume des rabbanim que j’ai d’abord rencontré ces arguments) ? Serions-nous des animaux pour ne pas comprendre les enjeux du confinement ? La « pureté familiale » est-elle vraiment la priorité du moment (mais quelle est, au juste, dans votre quotidien, la priorité du moment ? Protéger les vôtres, cela va de soi, mais une fois cela fait en restant chez soi, comment vivre cette période ? Lesdites règles d’éloignement au sein du couple ne sont-elles pas elles aussi une réponse, certes drastiques, à la crainte d’être une menace face à la vulnérabilité d’autrui plus que jamais exposée) ? Entre les décisions rabbiniques contradictoires à tout va et les piques de quelques féministes universalistes bien intentionné(e)s mais souvent bardé(e)s d’idées reçues et de certitudes sur la représentation qu’ont leurs sœurs pratiquantes de leur corps et de leur couple, nous, femmes religieuses qui nous rendons au mikvé, nous retrouvons prises entre deux feux. Ce serait à nous, semble-t-il, de payer les pots cassés une fois de plus, sous les traits de ceux qui de part et d’autre nous trouvaient naïves, inconscientes, puritaines, débauchées, ou tout simplement archaïques. Le couperet tombé, notre cher mikvé fermé pour une durée indéterminée, nous nous trouvions bien seules face à la vindicte des uns et des autres, seules aussi dans cet isolement au sein même de notre propre foyer qui nous séparait pour quelques temps encore de notre conjoint. Seules face aux soirées passées sans une caresse, parce que la Loi que nous avons choisi de respecter nous interdit tout contact physique pendant les jours de séparation conjugale auxquels le mikve vient habituellement mettre un terme. Sans ses bras, c’est un peu comme si le monde s’était arrêté. Et pourtant, cette loi de mes Mères, nul ne me l’impose, ni homme ni femme, hormis le Dieu que je sers. Qu’est-ce donc qui me tient en elle, à elle dévouée comme à l’être que j’aime ? Enigme de la Loi qui toujours me commande, interroge ma fidélité, fait faillir des étincelles de sens du marteau de l’existence ! Seules, oui, face au désir aussi qui point et taraude la chair, désir de sentir sa peau (nous croyiez-vous vraiment si prudes ?), désir que pourtant il faudra congédier quelques semaines encore, lui donner rendez-vous un peu plus tard comme à l’amant du Chant des Chants, ni saintes ni lascives dans notre attente, mais simplement humaines. Seules face aux violences conjugales, dont certaines se sentent hélas protégées par le prolongement de cette période d’introspection, où être seule c’est encore être soi, être à soi, se soustraire à l’ignominie des coups – la Loi comme un bouclier envers ce qui la nie et la défie, la négation de la Torah que constituent les viols conjugaux, les étreintes forcées, les blessures qu’inflige au corps et à l’âme celui qui se rend indigne du nom même d’époux. Seules face au ventre vide de la femme qui voulait un enfant, et qui sait que pour les quelques mois à venir elle devra, pour un temps, suspendre son espérance comme un vêtement trempé de larmes et qui ne sèche pas. Seules pourtant face à la maternité aussi, lorsque ces mêmes règles dictent que les jeunes parents ne pourront échanger que des regards complices, et des paroles qui contiendront à elles seules l’affection de tous les gestes. Seules parfois aussi face à l’incertitude du lendemain – ceux que j’aime vont-ils guérir (que nos prières les accompagnent dans cette épreuve) ? Qu’adviendra-t-il de mes proches ? Puis-je terminer ma conversion si les mikvaot sont fermés ? A quoi ressemblera mon seder de Pessah cette année ? N’ai-je pas au moins contribué à protéger les miens à travers ce sacrifice ultime de la proximité ? Et pourtant jamais seules dans ces questionnements qui nous habitent toutes ensembles, que nous partageons avec tous nos frères Juifs, et pour certains d’entre eux, avec toute l’humanité. Puissions-nous plus que jamais nous sentir accompagnées jusque dans notre solitude, conquérir notre liberté jusque dans les ténèbres d’où nous crions vers notre Dieu. Puissions-nous grandir dans la compassion et la connaissance de notre tradition, et savoir qu’au fond nous ne serons jamais tout à fait seules. « Car Rabbi Shimon ben Yo’hai a enseigné : viens, apprends combien le peuple Juif est chéri d’Hashem ; peu importe où nous étions exilés, la Shekhina, la présence divine nous suivait dans notre exil » (TB Megila 29a).
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