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Du maître à l’élève : réflexions sur l’enseignement


« Fais-toi un maître » (Maximes des Pères, 1:6) et fais-toi maître


Il est acquis que le maître (ou l’enseignant) constitue une figure centrale dans la tradition juive. Mais quel rôle précis cette figure est-elle amenée à endosser ? Comment le maître procède-t-il pour apprendre ; en d’autres termes, comment le savoir se transmet-il, et à l’aune de quels principes pédagogiques ? Qu’en est-il de l’élève, ou de l’apprenant ; faut-il n’y voir qu’un réceptacle studieux qui s’effacerait derrière l’enseignement de son maître ? Et si celui-ci infléchit a contrario l’enseignement reçu, selon quelles modalités ?

Ce qui nous occupe lorsqu’on évoque la relation maître-élève, c’est la question de la transmission et de l’éducation sous un angle qui ne serait plus seulement généalogique (injonction de transmission des parents aux enfants). Il est donc question d’un rapport d’enseignement moins instinctivement compréhensible, qui ne va pas de soi. Du maître à l’élève, on n’aurait plus un impératif de transmission générationnel, mais peut-être des affinités électives (il faut entendre ce que la relation présuppose d’intime et d’engageant). La promotion de cette relation d’emblée non-naturelle au rang de modèle de société définit les frontières de ce qu’on l’on pourrait appeler une communauté enseignante, au sens où chacun est amené à se constituer en maître ou en élève – voire les deux à la fois, car la flexibilité du système relationnel qui met en tension maître et élève dans leurs incarnations est peut-être ce qui fait sa richesse. En d’autres termes, on n’est jamais que l’élève ou le maître de quelqu’un. Voire de tous. Transitivité démesurée de la dynamique de transmission qui impose de se chercher un maître (« Fais-toi un maître », lit-on dans Pirke Avot, 1 :6) et d’enseigner à tous (voir Texte 1). Cette responsabilité collective participe d’un idéal Juif « démocratique » faisant de l’étude et de la transmission du savoir la responsabilité de chacun.

Texte 1



Mishne Torah, Maimonide (12th-13th c.), Etude de la Torah

« (…) [L’obligation d’enseigner] ne s’applique pas seulement à ses enfants et petits-enfants, mais c’est un commandement sur chaque sage en Israël que d’enseigner à tous les élèves, quand bien même ils ne sont pas ses enfants, comme il est dit « tu l’apprendras à tes enfants » : la tradition (orale) nous apprend que « tes enfants » se réfère ici à « tes élèves », car on peut appeler les élèves « enfants », comme dans le verset de Rois I 2 :3, « et les enfants des prophètes se retirèrent » (…) ».


Continuité de la transmission généalogique, première et prioritaire, en un mouvement centripète en englobant qui multiplie les sites et les figures de l’enseignement : chacun est « père » ou « mère » dans la mesure où il est source d’enseignement.

Il semble donc que, une fois posée la nécessité de véhiculer ou de transmettre un savoir (ici identifié aux préceptes et aux injonctions de la Torah, mais sans doute aussi à ce que l’on pourrait appeler ses intuitions philosophiques), nous ayons fermement ancré notre sujet dans la question de l’éducation et de l’enseignement (le savoir que l’on dispense est présupposé formateur). Mais qu’est-il donc question de transmettre, et comment ? Cet idéal « démocratique » en matière de Limoud Torah n’est peut-être pas aussi évident qu’il n’y paraît, et le rapport du maître à l’élève soulève un certain nombre de questions portant précisément sur l’éducation et la transmission.


Comment transmettre ?


Tout d’abord, revenons à ce que semble postuler le terme même de « transmission » : il serait question a priori d’une dynamique à sens unique. Le maître donne et l’élève reçoit, du plein vers le vide et ainsi de suite de génération en génération. Mais comment faire sien ce qui nous a été enseigné, en partant de l’idée que l’on pourrait être amené à l’enseigner par la suite, sans trahir le message reçu ? Impossibilité de s’en tenir à une répétition dépourvue de discernement, et de faire abstraction de la conscience qui reçoit un enseignement, lequel fait écho en elle et par elle. On soulève ici de façon générale la question de l’appropriation et de l’intégration d’un enseignement, qui pourrait se résumer ainsi : comment faire sien ce qui nous a été enseigné ? Ne s’agit-il que d’une répétition terme à terme ou d’une assimilation qui suppose que l’enseignement se teinte de la subjectivité de l’élève ? Dépassement nécessaire de la passiveté que semble suggérer le « recevoir » au cœur de l’expérience de l’élève : pour reprendre la métaphore décriée par Socrate, l’élève n’est pas un « récipient vide », sans quoi il ne serait un « vase rempli de cendres » pour reprendre une expression de la Gemara Berakhot, mais vient à la situation d’enseignement avec ses déterminations conscientes et inconscientes. Il n’est pas non plus une page blanche : nul n’est vierge de toute connaissance, chacun est palimpseste.

Il va donc de soi que la seconde hypothèse, en vertu de laquelle chacun modèle le message transmis en le recevant, paraît plus alléchante, mais aussi plus conforme à l’expérience. Pourtant, ne congédions pas l’hypothèse de la répétition fidèle et littérale avant de l’avoir examinée : il faut avoir à l’esprit que ce sont là des questions qui recoupent celles de la transmission du message de la Torah lui-même, transmission en droite ligne de Moshe Rabbenou et dont les enjeux sont exposés dans la première michna de Pirke Avot.


Texte 2 : Pirke Avot 1 :1





« Moïse reçut la Torah au Sinaï et la transmit à Josué ; Josué la transmit aux Anciens, les Anciens aux Prophètes et les Prophètes la transmirent aux Hommes de la Grande Assemblée. Ceux-ci énoncèrent trois principes : soyez circonspects dans le jugement, formez de nombreux disciples et établissez une clôture autour de la Torah. »


Une seule certitude : de Moshe aux Sages de la Grande Assemblée, c’est de la même Torah qu’il est question. Cette chaîne ininterrompue garantit la sûreté et la fiabilité de la transmission, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit toujours du même message. Et lorsqu’il est question d’une parole révélée soumise aux hommes pour qu’ils la décryptent, une nécessité absolue se fait jour : celle de préserver ladite parole. Il serait donc tentant de présupposer qu’on ne doit infléchir le message transmis en aucune façon : de même que la Mishna est, étymologiquement, répétition, l’élève se ferait répétiteur. Ceci reflète ce que l’on pourrait qualifier d’idéal de pureté dans la transmission d’un enseignement ; il s’agit ici de s’assurer que, de Moshe aux Sages de la Grande Assemblée, l’on a transmis le même message. Mais s’agit-il d’une transmission mot à mot ou conserve-t-on l’esprit de l’enseignement, en passant par le prisme de ce que l’on pourrait appeler la subjectivité de celui qui transmet ? Et, le cas échéant, ne risque-t-on pas de voir se multiplier les erreurs d’interprétation, pouvant conduire à la perte du message originel (ce que l’on pourrait appeler le « téléphone Juif », par analogie au jeu du « téléphone arabe ») ?

Gageons que la reformulation, signe d’appropriation, est au contraire garante de la transmission en la matière : en ce sens, le « téléphone arabe » échoue précisément par sa rigidité mécanique et sa tentative de répéter un énoncé terme à terme. Ici, l’accent serait mis sur la sens, et la « répétition » sur laquelle se fonde la transmission serait conçue comme un prisme qui enrichit le message transmis par couches successives, au fur et à mesure que celui-ci s’éloigne de l’origine. L’enseignement est parole vivante et non lettre morte. Cette profusion de sens est suggérée lors de la dernière partie de cette mishna : désormais, la transmission-réception (qabbala) appartient à tous en puissance, dans la mesure où l’on est appelé à « former de nombreux disciples ». Démocratisation de l’accès à la maison d’étude auquel fait écho un texte de la Gemara Berakhot (28a) : lors de l’accès d’Eleazar ben Azaria à la fonction de président du Sanhedrin, celui qui gardait l’entrée est congédié et l’on ajoute de nombreux bancs pour accueillir une foule de nouveaux étudiants, un choix qui semble s’opposer à l’élitisme spirituel et moral de l’illustre prédécesseur d’Eleazar ben Azaria, Rabban Gamliel. Ce dernier en vient à se lamenter, regrettant « d’avoir privé Israël de l’étude de la Torah ». Israël tout entier, vraiment, et non seulement une partie du peuple ? Unité dans la diversité et dans la multiplicité : cet accès généralisé à la transmission, cette responsabilité enseignante, c’est désormais la vocation d’Israel, de tous à travers chacun.


L’enseignant, maître ou médiateur ?


Une autre interrogation que soulève l’examen de la relation qui unit le maître et l’élève est celle de l’autorité dont le maître se retrouve investi. À première vue, cette relation serait définie comme univoque, verticale (du vide vers le plein, pour reprendre la métaphore tant décriée, et ce quand bien même le vide ne serait pas tout à fait vide dès l’origine), c’est-à-dire hiérarchique. Or, si l’enseignement ne passe pas par une série de dégradations successives pour parvenir en un mouvement de chute verticale au bas de l’échelle des générations mais s’enrichit et s’approfondit au fil des transmissions, on postule au contraire une horizontalité dans la transmission.

Dans ce cas, à quoi sert la relation maître-élève, et est-elle à proprement parler indispensable ? Une fois posé le principe d’horizontalité dans la transmission, n’assiste-t-on pas à un nivellement qui remet en question la nécessité même du rôle de maître ? D’autant que rien ne garantit que la relation interpersonnelle maître-élève soit la seule possible ou fructueuse en matière d’apprentissage. On peut envisager d’autres modèles ; en ce sens, être autodidacte, ce serait choisir soi-même le message que l’on veut recevoir et dont on veut s’imprégner sans qu’on nous assène les paroles d’un maître, qui ne sont guère que les enseignements d’un autre, peut-être mal ajustés à ma propre subjectivité. En d’autres termes, qu’est-ce qui me garantit que ce que le maître estime avoir à m’apprendre me concerne ? Ou que je ne peux pas parvenir moi-même à découvrir ce qu’il souhaite m’apprendre ? Ces questions suscitent un comparaison entre deux formes d’apprentissage : oral et l’écrit. Lorsqu’on évoque le rapport maître-disciple, on a tendance à envisager une prééminence de l’oralité, du mode du discours, de la relation interpersonnelle. Or, un autre mode de transmission serait l’écrit, souvent associé au régime du récit. On sait que la Torah entretient une dialectique entre ces deux formes de transmission : la Torah orale est écrite et cependant dialogique, mise par écrit qui correspond précisément à un impératif de transmission qui n’est autre qu’une concession. La question mérite d’être posée de nouveau : qu’est-ce que l’oralité apporte par rapport au support écrit ? S’agit-il de deux opérations complémentaires ? Quel rapport à la transmission ces deux modes d’apprentissage entretiennent-ils ? On n’associerait pas naturellement le fait de consulter un livre de méthode (par exemple, pour apprendre une langue) au rapport direct de maître à disciple, quand bien même le manuel en question emprunterait à la pédagogie orale sa présentation didactique. Pourquoi cela ? Vraisemblablement parce que le livre dans sa forme traditionnelle n’offre pas la possibilité d’un retour ou d’un échange : la lecture est a priori à sens unique. En d’autres termes, si les deux modes d’apprentissage ont en commun la nécessité du rejet de la passiveté pure de l’apprenant, on pourrait rapprocher le régime écrit de la verticalité, le régime oral de l’horizontalité qui présuppose l’échange.

Or, le rapport maître-élève semble également présupposer la médiation qui fonde la nécessité non-hiérarchique du maître. Ce rapport présuppose un accord commun entre le maître et élève, à savoir le présupposé de l’utilité théorique ou pragmatique de ce qui est transmis. En d’autres termes, le maître s’enseigne pas du vent : ce qu’il transmet est amené à faire écho. Il y a en arrière-plan un contenu de pensée à transmettre dont on avance qu’il est nécessaire ou utile à l’élève lui-même voire à un groupe entier dans un système donné (la Torah pour les Juifs) ou encore digne d’être universellement enseigné et transmis (des valeurs éthiques universellement applicables). On peut donc définir un enseignement comme une extériorité que l’on fait sienne parce qu’on y est disposé : or, le maître serait la figure de l’altérité enseignante par excellence, lui-même médiateur d’une autre altérité. La transmission se penche sous la forme d’une chaîne ininterrompue dans laquelle chacun est amené à devenir un maillon enseignant, après avoir été élève en son temps (et peut-être sans jamais cesser de l’être).


Il faut insister sur cette nécessité d’apprendre ce qui n’est pas déjà en soi : refus de ce qui ne serait que maïeutique, c’est-à-dire connaissances en soi-même retrouvées, « a-letheia » ou « désoubli ». La question du maître et de l’élève peut difficilement être évoquée sans prendre en compte la remise en question de la légitimité des rapports hiérarchiques et des figures d’autorité traditionnelle dans la société qui nous entoure (nos hommes et femmes politiques nous gouvernent-ils justement ? Les parents ont-ils le droit de choisir la religion ou le genre de leur enfant ? On entend souvent qu’il faudrait au contraire laisser ce dernier s’auto-déterminer). Désormais, le rapport du maître à l’élève est perçu comme potentiellement hiérarchique, rigide, coercitif (écueils qu’il conviendrait d’éviter en se plaçant au niveau de l’élève). Par conséquent, un lourd soupçon pèse sur la figure du maître, que l’on devine inapte à permettre à l’élève de se développer pleinement. On essaie donc de repenser les choses du point de vue de l’apprenant : par exemple, dans l’enseignement scolaire, on apprend que c’est l’élève qui doit apprendre par lui-même, sans déceler qu’il existe une figure tutélaire ou un guide. Le maître demeure non dévoilé, car il faut éviter à tout prix que l’élève se retrouve en situation d’infériorité perçue. Mais est-il bien sage de souhaiter tout trouver en nous-mêmes ? Rétablir la figure de l’altérité enseignante, c’est nier le présupposé de la verticalité et y substituer une horizontalité en discontinu, ou une chaîne ininterrompue de médiations successives qui fonctionnerait par enrichissements et approfondissements successifs.


Mais au fond, qu’est-ce qu’on enseigne ?


On peut postuler que ce qui sous-tend cette évolution sociale, c’est non seulement une remise en question de la hiérarchie en tant que telle (les figures d’autorité sont au fond bien faillible) mais la question de la teneur de l’enseignement lui-même et de sa valeur objective. Question qui nous concerne au premier chef lorsque l’on est animé du désir d’entendre les textes traditionnels du judaïsme et les réflexions qu’ils contiennent : pourquoi « garder » ce qui nous est transmis en diachronie, ce qui nous a été transmis par les maîtres du passé ? La tradition a-t-elle une valeur en soi, et au nom de quoi ? Si transmission de valeurs morales anciennes, à quoi elles servent ? Qu’est-ce qu’on garde et sous quelle forme ? Comment savoir si les valeurs transmises ou les préceptes précieusement conservés sont adaptés aux besoins et aux enjeux de notre temps ?

Un choix tentant consisterait à faire un tri entre ce qui nous parle toujours (pouvait faire objet de transmission) et ce qui n’a désormais plus d’écho pour nous. Pourtant, ne court-on pas alors le risque d’une perte de sens peut-être irréparable ? Peut-être passe-t-on ainsi à côté de quelque chose de crucial, mais dont nous n’avons pas compris l’importance, ou d’un enseignement qui, bien que dissonant pour nous, aurait eu une valeur pour les générations à venir. Un autre choix consisterait à ne rien conserver de l’héritage qui nous a été légué : renvoyer dos à dos toutes les figures de maîtres, être son propre maître. On voit ce que la formule a d’alléchant. Elle d’ailleurs fait écho à la tentation précédente, celle de congédier toutes les figures d’autorité ou d’enseignement : en effet, si je suis moi-même en réalité la source de tout enseignement, qu’ai-je à faire de ce qui ne se situe pas d’emblée en moi, et qui n’est donc pas « vérité » à mes yeux ? Le credo de la liberté individuelle et de l’auto-détermination (tout ce que j’ai à faire, c’est « me trouver », « être moi-même ») semblent donc jurer avec la réceptivité à une tradition qui n’est pas d’emblée la nôtre, mais que nous acceptons comme nôtre, et ce dans un monde qui nous présente des enseignements contradictoires mais présentant chacun une certaine cohérence inhérente. Le modèle de la transmission présente de nombreux défis, mais une richesse indéniable : celle de poser une nécessité de la relation et d’une confrontation avec l’altérité dans la figure de l’enseignant.

Apologie de l’éternel élève

C’est-à-dire, avant tout, apologie de la relation. Rappelons que l’on enjoint le maître de se chercher des élèves, et que chaque Juif doit se « faire pour lui-même un maître » (Pirke Avot 1 :6), formule que l’on pourrait d’ailleurs interpréter comme un factitif : « fais de toi un maître ». Dialectique par laquelle chacun échappe à l’essentialisation : nul n’est seulement maître ou élève, il s’agit là d’attributs réversibles et interchangeables. Maître et élève ne sont pas des essences ni même des fonctions fixes mais de simples attributs d’emprunt. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusifs : bien au contraire : on n’est maître que pour enseigner en retour, et il n’est aucun maître qui ne soit amené à demeurer élève. Le rapport à l’élève permet de repenser l’acquisition du savoir dès lors que l’enseignement du maître passe par le prisme de la subjectivité de l’élève et lui revient sous une nouvelle forme. Si l’élève a quelque chose à apprendre au maître, le maître est ponctuellement amené à devenir l’élève de son propre élève. C’est ce que suggère Rabbi Hanina dans un aphorisme cité dans le traité Taanit (7a) : « j’ai beaucoup appris de mes maîtres, plus encore de mes compagnons d’étude, [mais] de mes élèves plus que de tous les autres ». Il ne s’agit pas seulement d’ici d’être « lomed mi-kol adam », c’est-à-dire d’apprendre de tout homme, pour reprendre la définition du Sage dans Pirke Avot 4 :1. En vérité, le renversement suggéré par cette maxime est saisissant : comment échapper à une démagogie pure et simple en matière d’enseignement, lorsqu’on en viendrait à affirmer que les élèves surpassent les maîtres pourtant plus instruits ? La gradation de Rabbi Hanina a de quoi étonner : n’apprend-on pas infiniment plus de ceux qui sont déjà qualifié(e)s et doué(e)s dans leur domaine (« mes maîtres ») que de parfait(e)s ignorant(e)s ? En réalité, mes élèves m’apprennent non par simple reflet de mon enseignement mais par diffraction, c’est-à-dire que on enseignement n’a déjà plus le même visage une fois qu’il est passé par le filtre de leur intellect. Ils comprendront aisément ce à quoi je fais allusion, ceux qui ont eu la joie de voir leur enseignement s’affûter et s’approfondir lorsqu’ils s’efforçaient de le délivrer à des élèves qui en montraient les limites, les insuffisances, ou au contraire les richesses insoupçonnées. Ainsi, dans la relation à l’élève, mon enseignement me revient changé et enrichi, et j’apprends plus que ce que je savais en venant à la situation d’étude et d’enseignement. La hiérarchie et l’asymétrie posées au départ se voient travaillées en profondeur, et prennent un sens nouveau.

La relation maître-élève est donc pensée comme un véritable face-à-face, et, fait intéressant, cela vaut aussi au sens géographique par le positionnement des élèves dans la salle d’étude. Comme le Rambam le précise dans Mishne Torah (Hilkhot Talmud Torah 4 :2), maître et élèves doivent se situer sur le même plan, être placés sur un pied d’égalité : si le professeur est installé sur une chaise, les élèves doivent l’être aussi, ou chacun sera assis à même le sol. Il est précisé que le maître est au centre de la salle : on peut à cet égard penser la situation d’enseignement comme un système mobile à centres multiples, reliés entre eux et gravitant autour de plusieurs noyaux : je suis le maître d’un ou plusieurs élèves, mais je demeure moi-même élève. Il faut penser la transmission comme une constellation de rapports dialogiques : l’enseignement définit ainsi la possibilité de faire retour, d’enrichir le dialogue à l’infini. La forme écrite évoquée plus haut permet seulement d’imiter cette structure : la réponse implique un délai, elle est en différé, de sorte qu’elle n’offre souvent pas la possibilité d’une nouvelle réponse. Deux rapports se dessinent dans l’écrit : la transmission d’un message donne lieu à un déchiffrage, sous forme de processus qui ne finit jamais, comme si il y avait dialogue. Pourtant, dans la tradition juive, même si l’on a pas de retour direct sur sa lecture de l’enseignement transmis (tel ou tel texte biblique ou talmudique), le fait que les commentateurs se répondent entre eux en diachronie (au fil des âges) et en synchronie (querelles d’interprétation riches de sens) montrent que l’écrit imite et reste très proche d’une forme dialogique, c’est-à-dire orale.

L’éternel étudiant : tel est donc notre modèle du sage ou du savant, comme témoigne l’expression qui désigne les Sages du Talmud, les « talmidei hakhamim », ou élèves des Intelligents (on pourrait aussi dire : disciples des Sages). Celle-ci ne signifie pas autre chose que la conscience d’une antériorité du savoir en tant qu’il est transmis par le maître, c’est-à-dire toujours remis à l’avant de la relation que présuppose l’acte de transmission. Non, tout savoir ne peut être trouvé ou retrouvé en moi-même, faute de quoi je serais le monde à moi seul(e). On n’est jamais qu’un héritier, et l’on ne cesse jamais d’être un apprenant : c’est ce dont nous fait prendre conscience la réversibilité des catégories de maître et d’élève. C’est parce que l’accès au savoir et au sens est dynamique et processus que tout maître est amené à apprendre de ses élèves : disponibilité envers l’altérité qui n’est pas annihilation du soi mais ne saurait que participer à la formation de l’identité. En somme, le maître est une figure et une catégorie transitoire : pas l’élève, qui demeure paradoxalement vecteur de tout enseignement. Puissions-nous ne jamais cesser d’apprendre et oser cependant enseigner.

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