Réflexion :
Comment se positionner face à des récits bibliques qui nous paraissent parfois très éloignés de nos valeurs ? La question est d'autant plus ardue quand les actes paraissent légitimés par Dieu. De plus, la tradition rabbinique ne nous facilite pas la tâche; on voit dans les sources citées plus haut que le meurtre d'innocents n'était pas forcément condamné...
Il faut alors prendre du recul et choisir l'approche à adopter face au texte, c'est à dire comment se positionner face à lui et comment l'interpréter et lui donner du sens, car immédiatement deux choix s'offrent à nous : la contextualisation historique, ou l'approche "absolue" du texte. Les deux présentent leurs difficultés, et se rejoignent finalement. On cherchera à dépasser ces deux approches en démontrant leur incapacité à satisfaire notre quête de sens.
A) La contextualisation historique.
Prendre du recul face au texte est toujours nécessaire, mais dans le cas de la contextualisation on arrive vite à une impasse. En effet, si je dis que ce texte est problématique car les valeurs à l'époque n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui, alors quel sens tirer du texte sacré ? Et l'est-il encore ? Quand on le contextualise, est-il encore sacré à nos yeux ?
Les guerres de conquêtes mises en scène ici dans Josué nous choquent; appel à la destruction totale, pas de paix négociable. Les commentateurs plus tardifs viendront essayer de nuancer quelque peu cette image (voir Rambam) , mais pour nous autres juifs du XXIe siècle le "mal est fait".
Toutefois, on pourrait nous opposer que ce sont nos valeurs modernes qui sont dérangeantes, et que la modernité a corrompu les valeurs idéales bibliques; nous y reviendrons dans la deuxième approche.
Nous choisissons alors de dire "à l'époque c'était acceptable, il y a eu une évolution des mœurs". Mais qu'a-t-on dit finalement ? Rien. Le texte reste tout aussi dérangeant et énigmatique, et nous nous enlevons la possibilité d'en faire sortir du sens en le reléguant à une époque ancienne qui n'aurait rien à nous apprendre. De ce fait, en plus de ne pas réfléchir, on désacralise le texte; on le morcelle et on choisit finalement dans la Torah ce qui nous plait ou pas, alors qu'elle est sensée être divine toute entière. C'est pourquoi cette approche ne saurait nous satisfaire.
B) L'approche "absolue".
Une autre possibilité est de sonder le texte biblique pour y extraire les valeurs humaines et morales dites immuables. La guerre de Josué est alors véritablement une "guerre sainte", et toutes les pratiques décrites sont non seulement permises mais recommandées. Certains commentateurs ont suivi cette voie (voir notamment Rav Schachter).
Cette approche sera surtout apologétique, on cherchera d'un côté à légitimer ces pratiques en les relisant à travers le prisme des sources rabbiniques qui viendront les atténuer, et de l'autre côté en expliquant qu'il est permis d'exterminer une population pour sa décadence morale. On refusera alors catégoriquement la contextualisation historique, ou alors on l'inversera pour dire que les juifs étaient à un niveau assez haut pour être le bras armé de Dieu; idée qui, nous pouvons le deviner, peut devenir très dangereuse si elle est transposée aujourd'hui.
Cette réflexion quasiment ahistorique apaisera certaines personnes car elle peut distancer de nous les éléments dérangeants du texte en réduisant leur caractère immoral ou en les renvoyant à un idéal de sainteté d'une époque lointaine.
Hélas, cette solution ne satisfait pas les personnes qui aimeraient simplement voir un dépassement de ce texte sans le nier ou réduire sa portée.
C) Conclusion
Comment lire ce texte et tous ceux qui dérangent notre pauvre conscience moderne ?
En prenant conscience de la multiplicité des traditions rabbiniques, il faut assumer qu'un choix est à faire au niveau de la direction qu'on veut prendre. Il est possible de légitimer une chose et son contraire en prenant appui sur des sources bibliques et même rabbinique; des sources d'une même époque peuvent véhiculer un message guerrier-expansionniste et une autre un message pacifiste.
La Torah et les commentaires véhiculent un certain message sur ce que la sainteté doit être. Nous pourrions nous contenter d'un simple relativisme, disant "à chacun de choisir si la conquête guerrière n'était qu'un compromis accordé par Dieu au même titre que les sacrifices pour Rambam, ou si c'était au contraire un réel exemple à suivre et à reproduire en le glorifiant", ou "à chacun de choisir si son motto sera celui de Vayikra Rabbah ou de la Mehilta", mais cette solution n'est pas satisfaisante car le choix conduira à une vision radicalement différente, il faut trancher.
Il faut comprendre que nous avons des avis contradictoires car notre Torah est divine, et donc inépuisable. Qui peut prétendre en avoir saisi le sens originel ? La multiplicité des avis est possible car, comme une "source d'eau", le sens en jaillit continuellement à chaque génération.
Comprenons que les sages qui nous ont laissés les trésors de leur littérature avaient eux aussi un biais en cherchant la volonté divine; ceux qui nous apparaissent comme ayant raison aujourd'hui étaient en avance sur leur temps, et la Torah contient en elle cette possibilité de dépassement des valeurs morales de l'époque. Ce n'est pas pour rien qu'Abraham Heschel a marché aux cotés de Martin Luther King : alors que l'esclavage est permis dans la Torah, nos sages ont pu percevoir un dépassement de cette simple permission sans remettre en question le texte biblique; il serait possible d'affirmer la même chose pour la polygamie, par exemple...
Il faut alors être capables de percevoir ce qu'ont perçu les Hakhamim de toutes les époques : que la Torah a un message éthique à transmettre et c'est principalement ce message qui a été mis en avant au cours des générations. Il ne s'agit alors que de continuer à les imiter en les suivant dans la voie déjà tracée. Quant aux passages problématiques, ils sont alors disponibles pour une réinterprétation aujourd'hui : au lieu de les prendre littéralement pour ensuite les contextualiser, penchons-nous dessus de la même façon que nous nous penchons sur les nombreux cas de mise à mort de la Bible et du Talmud, par exemple en posant la question : "quel élément ici fait perdre le droit à la vie ?". On parle des cananéens comme un peuple pervers, qui sacrifiait des enfants et pratiquait le cannibalisme... Ce qui nous permet alors de construire une véritable réflexion morale en continuant à considérer ces textes comme sacrés.
Sources
I. Les trois types de guerre
(א) כִּ֤י יְבִֽיאֲךָ֙ יְהוָ֣ה אֱלֹהֶ֔יךָ אֶל־הָאָ֕רֶץ אֲשֶׁר־אַתָּ֥ה בָא־שָׁ֖מָּה לְרִשְׁתָּ֑הּ וְנָשַׁ֣ל גּֽוֹיִם־רַבִּ֣ים ׀ מִפָּנֶ֡יךָ הַֽחִתִּי֩ וְהַגִּרְגָּשִׁ֨י וְהָאֱמֹרִ֜י וְהַכְּנַעֲנִ֣י וְהַפְּרִזִּ֗י וְהַֽחִוִּי֙ וְהַיְבוּסִ֔י שִׁבְעָ֣ה גוֹיִ֔ם רַבִּ֥ים וַעֲצוּמִ֖ים מִמֶּֽךָּ׃ (ב) וּנְתָנָ֞ם יְהוָ֧ה אֱלֹהֶ֛יךָ לְפָנֶ֖יךָ וְהִכִּיתָ֑ם הַחֲרֵ֤ם תַּחֲרִים֙ אֹתָ֔ם לֹא־תִכְרֹ֥ת לָהֶ֛ם בְּרִ֖ית וְלֹ֥א תְחָנֵּֽם׃
(1) When the Eternal your God brings you to the land that you are about to enter and possess, and He dislodges many nations before you—the Hittites, Girgashites, Amorites, Canaanites, Perizzites, Hivites, and Jebusites, seven nations much larger than you— (2) and the Eternal your God delivers them to you and you defeat them, you must doom them to destruction: grant them no terms and give them no quarter.
(ד) וּמוֹצִיא לְמִלְחֶמֶת הָרְשׁוּת עַל פִּי בֵית דִּין שֶׁל שִׁבְעִים וְאֶחָד. וּפוֹרֵץ לַעֲשׂוֹת לוֹ דֶרֶךְ, וְאֵין מְמַחִין בְּיָדוֹ. דֶּרֶךְ הַמֶּלֶךְ אֵין לוֹ שִׁעוּר. וְכָל הָעָם בּוֹזְזִין וְנוֹתְנִין לְפָנָיו, וְהוּא נוֹטֵל חֵלֶק בָּרֹאשׁ.
(4) [The King] may lead [the people] out to an optional war with the consent of the court of seventy-one. He can break through [private property] to build a road, and none may object. The king's road has no measure. And everything that the nation plunders, they place in front of him, and he takes the first portion.
(ט) וְכִֽי־תָבֹ֨אוּ מִלְחָמָ֜ה בְּאַרְצְכֶ֗ם עַל־הַצַּר֙ הַצֹּרֵ֣ר אֶתְכֶ֔ם וַהֲרֵעֹתֶ֖ם בַּחֲצֹצְר֑וֹת וֲנִזְכַּרְתֶּ֗ם לִפְנֵי֙ יְהוָ֣ה אֱלֹֽהֵיכֶ֔ם וְנוֹשַׁעְתֶּ֖ם מֵאֹיְבֵיכֶֽם׃
(9) When you are at war in your land against an aggressor who attacks you, you shall sound short blasts on the trumpets, that you may be remembered before the Eternal your God and be delivered from your enemies.
1) Quelles sont les différences entre les 3 guerres décrites par le texte ?
(ז) וַיֹּ֥אמֶר דָּוִ֖יד לִשְׁלֹמֹ֑ה בנו [בְּנִ֕י] אֲנִי֙ הָיָ֣ה עִם־לְבָבִ֔י לִבְנ֣וֹת בַּ֔יִת לְשֵׁ֖ם יְהוָ֥ה אֱלֹהָֽי׃ (ח) וַיְהִ֨י עָלַ֤י דְּבַר־יְהוָה֙ לֵאמֹ֔ר דָּ֤ם לָרֹב֙ שָׁפַ֔כְתָּ וּמִלְחָמ֥וֹת גְּדֹל֖וֹת עָשִׂ֑יתָ לֹֽא־תִבְנֶ֥ה בַ֙יִת֙ לִשְׁמִ֔י כִּ֚י דָּמִ֣ים רַבִּ֔ים שָׁפַ֥כְתָּ אַ֖רְצָה לְפָנָֽי׃
(7) David said to Solomon, “My son, I wanted to build a House for the name of the LORD my God. (8) But the word of the LORD came to me, saying, ‘You have shed much blood and fought great battles; you shall not build a House for My name for you have shed much blood on the earth in My sight.
2) Pour quelle raison David n’a-t-il pas pu construire le Temple ? Quel semble être la contradiction avec les sources bibliques citées plus haut ?
II. Sources rabbiniques
Mechilta Beshalah’
From whom were the animals that drove the chariots? If you say they were from Egypt, doesn't it say (Exodus 9:6) "and all the livestock of Egypt died from the fifth plague"? If you say they were from Pharoah, doesn't it say (Exodus 9:3) "Moses said to Pharoah: Behold, the hand of G-d is on your livestock that are in the field"? If you say they were from the Jews, doesn't it say (Exodus 10:26) "And our livestock, as well, will go with us- not a hoof will be left"? Rather from whom were they, from the Egyptians who feared G-d and were not affected by the plagues. We now see that the livestock of the G-d-fearers that escaped the plague caused great hardship for the Jews by being used for chariots to pursue them. From here R. Shimon ben Yochai said: Kill [at a time of war] even the good among the gentiles.
You have shed much blood: ...because of this he [David] was prevented from building the Beit Hamikdash. "You have shed much blood" refers so the innocent that were killed with the [wicked] others that he killed, for example... also non-Jewish blood that was shed of non-combatants, where there were possibly good and righteous people among them, nevertheless, David was not punished on account of this as his intention was to destroy the wicked so that the wicked did not spread in Israel, and in order to extricate himself from the Pelishtim he had to kill men and women...
3) Que pense Radak des victimes civiles d’une guerre ?
Vayikra Rabbah 9:9, Devarim Rabbah 5:15
Great is peace, for God's name is peace... Great is peace, for it encompasses all blessings... Great is peace, for even in times of war, peace must be sought... Great is peace for when the Messiah comes, he will commence with peace, as it is said, "How beautiful upon the mountains are the feet of the messenger of good tidings, who announces peace" (Isaiah. 52:7). Great is peace, for with peace the Holy One, Blessed be He, will announce the Redemption of Israel, and with peace He will console Jerusalem. See how beloved is peace; when the Holy One, Blessed be He, wished to bless Israel, He could not find a vessel great enough to contain their blessings, except for peace.
Rambam, Mishné Torah, Lois des Rois et des Guerres.
(ה) שְׁלֹשָׁה כְּתָבִים שָׁלַח יְהוֹשֻׁעַ עַד שֶׁלֹּא נִכְנַס לָאָרֶץ. הָרִאשׁוֹן שָׁלַח לָהֶם מִי שֶׁרוֹצֶה לִבְרֹחַ יִבְרַח. וְחָזַר וְשָׁלַח מִי שֶׁרוֹצֶה לְהַשְׁלִים יַשְׁלִים. וְחָזַר וְשָׁלַח מִי שֶׁרוֹצֶה לַעֲשׂוֹת מִלְחָמָה יַעֲשֶׂה. אִם כֵּן מִפְּנֵי מָה הֶעֱרִימוּ יוֹשְׁבֵי גִּבְעוֹן. לְפִי שֶׁשָּׁלַח לָהֶם בַּכְּלָל וְלֹא קִבְּלוּ. וְלֹא יָדְעוּ מִשְׁפַּט יִשְׂרָאֵל וְדִמּוּ שֶׁשּׁוּב אֵין פּוֹתְחִין לָהֶם לְשָׁלוֹם. וְלָמָּה קָשָׁה הַדָּבָר לַנְּשִׂיאִים וְרָאוּ שֶׁרָאוּי לְהַכּוֹתָם לְפִי חֶרֶב לוּלֵי הַשְּׁבוּעָה. מִפְּנֵי שֶׁכָּרְתוּ לָהֶם בְּרִית וַהֲרֵי הוּא אוֹמֵר (דברים ז, ב)"לֹא תִכְרֹת לָהֶם בְּרִית" אֶלָּא הָיָה דִּינָם שֶׁיִּהְיוּ לְמַס עֲבָדִים. וְהוֹאִיל וּבְטָעוּת נִשְׁבְּעוּ לָהֶן בְּדִין הָיָה שֶׁיֵּהָרְגוּ עַל שֶׁהִטְעוּם לוּלֵי חִלּוּל הַשֵּׁם:
Joshua sent three letters to the Canaanites before entering the promised land: At first, he sent them: 'Whoever desires to flee, should flee.' Afterwards, he sent a second message: 'Whoever desires to accept a peaceful settlement, should make peace.' Then, he sent again: 'Whoever desires war, should do battle.'
If so, why did the inhabitants of Gibeon employ a ruse? Because originally, when he sent the message to them as part of all the Canaanite nations, they did not accept. They were not aware of the laws of Israel and thought that they would never be offered a peaceful settlement again.
Why was the matter difficult for the princes of Israel to accept to the point that they desired to slay the Gibeonites by the sword were it not for the oath they had taken? Because they made a covenant with them and Deuteronomy 7:2 states 'Do not make a covenant with them.' Rather, the laws governing their status would have prescribed that they be subjugated as servants.
Since the oath was given to them under false pretences, it would have been just to slay them for misleading them, were it not for the dishonour to God's name which would have been caused.
4) Les précisions apportées par Rambam appuient-elles les sources bibliques ou viennent-elles les nuancer ?
III. Sources Modernes
Michael Walzer:“War and Peace in the Jewish Tradition”
This is one of the meanings of exile: Jews are the victims, not the agents of war. And without a state or an army, they are also not the theorists of war.
"Doctrine" Israel Defense Forces. 2006.
"Purity of Arms" (Tahor Neshek /Morality in Warfare)—The soldier shall make use of his weaponry and power only for the fulfillment of the mission and solely to the extent required; he will maintain his humanity even in combat. The soldier shall not employ his weaponry and power in order to harm non-combatants or prisoners of war, and shall do all he can to avoid harming their lives, body, honor and property.
Rav Schachter:
Just as soldiers are expected to put their lives in danger when fighting the war, the lives of the enemy civilians may also be put in danger to achieve the desired outcome of the war.
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